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Le plus grand autodafé de l’histoire?

Ray Bradbury, Fahrenheit 451 – 1953

451 degrés Fahrenheit représentent la température à laquelle un livre s’enflamme et se consume. Dans une société future où la lecture, source de questionnement et de réflexion, est considérée comme un acte antisocial, un corps spécial de pompiers est chargé de brûler tous les livres dont la détention est interdite pour le bien collectif. Science fiction?

En janvier 2015 mais on ne l’apprend qu’aujourd’hui, Daech a brûlé 2.000 livres et manuscrits et détruit des œuvres datant de plus de 7.000 ans à Mossoul, en Irak. Tous les médias y vont de leur couplet :

Des combattants de l’Etat islamique ont pillé la bibliothèque centrale de la ville de Mossoul et ont emmené plus de 2 000 livres dans des pick-up pour ensuite les détruire.

Libération

Parmi ces œuvres jugées mauvaises se trouvaient des livres de philosophie, de poésie, mais aussi des ouvrages consacrés au sport ou traitant de la santé. Les hommes de Daesh ont emporté des journaux du début du 20e siècle et des livres pour enfants. Mais surtout, les habitants ont pu constater la disparition de cartes ottomanes, des collections privées offertes à la bibliothèques par de vieilles familles de la région

BFM TV

Considérer comment la pensée des hommes, même leur compréhension des livres saints, a tâtonné et avancé aux cours des âges, contempler l’histoire, donne une humilité et une sérénité qui sont sans nul doute les conditions de la liberté intellectuelle. Une telle liberté est le plus efficace rempart contre le fondamentalisme. Le député irakien Hakim Al Zamili a déclaré que Daech percevait «la culture, la civilisation et la science comme des ennemis féroces». Qu’ils sachent que c’est réciproque.

Le Figaro

Un des dirigeants du Comité de la sécurité et de la défense du Parlement a comparé les actes de ces combattants de Daesh aux raids des mongols, en 1258, qui ont saccagé Bagdad. «La seule différence est que les Mongols ont jeté les livres dans le fleuve Tigre, tandis que maintenant Daesh les brûle»,

20 minutes

FranceTvInfo ajoute que les bibliothèques de Mossoul ont déjà subi deux pillages : en 2003 avec la chute de Saddam Hussein et en juin 2014 lorsque les djihadistes ont pris le contrôle de la ville, et fournit un lien vers Actualitté qui précisait en juin :

Dans la ville de Mossoul, tombée aux mains des djihadistes, plusieurs bibliothèques déplorent avoir été victimes de pilleurs de manuscrits rares voire parfois uniques, que des contrebandiers auraient emportés ensuite à destination de la Turquie.

Cette nouvelle catastrophe vient s’ajouter à la longue litanie des régimes totalitaires et des  dictatures, fâchés avec les livres. Nazis, franquistes, communistes, fascistes, maoïstes… Les révolutionnaires de tous horizons ont tous l’habitude de détruire les pans de la culture antérieure qui ne leur plaisent pas, à la façon des Tous à Poil qui déboulaient dans les bibliothèques françaises l’an dernier : s’ils avaient pu faire des feux de joie avec leurs livres “profondément choquants”, ils l’auraient fait! Pour autant, les crimes contre la culture les plus récents sont tous le fait de fanatiques se réclamant de la religion musulmane, et touchent des œuvres uniques et particulièrement anciennes, rien à voir avec des romans à grande diffusion facilement remplaçable après un sinistre. Ici on parle d’artefacts à la valeur inestimable, classés au patrimoine mondial de l’UNESCO :

  • Manuscrits brûlés des bibliothèques et musées de Mossoul (2014 et 2015). Ceux qui cachent des objets dans leurs greniers sont menacés de mort par les envahisseurs.
  • Bibliothèques familiales de Tombouctou saccagées (2012). Heureusement, des responsables ont discrètement et régulièrement acheminé en 4 × 4 plus de 80 % des manuscrits dans des cantines en fer pour les cacher dans le sud du pays dans des lieux sûrs.
  • Pillage d’artefacts archéologiques en Syrie et en Irak, tant par les américains que par les autres belligérants (depuis 2003)
  • Bouddhas géants de Bâmiyân en Afghanistan détruits à coups de dynamite (2001)
  • Musée de Kaboul ruiné (1992-1996), qui contenait autrefois l’un des plus grands héritages du patrimoine mondial, soit quelque 6.000 pièces retraçant 50.000 ans d’histoire afghane, avec des vestiges des époques préhistorique, classique, bouddhiste, hindoue et islamique du pays. 55.000 livres rares ont été détruits.

Buddha statue destruction Afghanistan par diodre

Les médias spécifient qu’à Mossoul, les livres sur l’Islam ont été épargnés. Certes, mais les mausolées de saints de Tombouctou, de Tripoli et de Mossoul, pourtant musulmans, n’ont pas été épargnés par les barres à mine et les bulldozers, parce que soit-disant illicites selon les fanatiques, et ne parlons pas des églises, temples et centres culturels des autres religions :

Dieu est unique. Tout ça est “haram” [illicite]. Nous, nous sommes musulmans. L’Unesco, c’est quoi?

C’est un peu comme si ces illuminés débarquaient en Egypte et détruisaient les pyramides à coups de nitro-glycérine et de C4, saccageaint les musées du Caire et mettaient la momie de Toutankhamon sur une pique avant d’y mettre le feu, ainsi qu’à son trésor, puis allaient brûler la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie : Tout ça est “haram”. Pour ces bas du front, même la Maison de la sagesse de la Bagdad du IXe siècle aurait été haram!

Les 100 000 manuscrits de Tombouctou et des environs atomisent tant de préjugés racistes et balaient tant d’idées fausses sur l’Afrique, notamment celle qui voudrait qu’elle fût d’abord et avant tout une civilisation de l’oralité.

Au Moyen âge et jusqu’au XVIIIe siècle, c’était l’Inquisition catholique qui faisait des autodafés (et pas qu’avec les codex hiéroglyphiques mayas), au moment même où le monde islamique vivait son âge d’or. Aujourd’hui, les rôles sont inversés. Contrairement à ce que Hegel et à sa suite les positivistes pensaient, l’histoire n’est pas un chemin rectiligne vers le progrès. La barbarie s’est déjà abattue sur plus d’une civilisation. Il ne faut jamais croire que tout est acquis pour toujours.

Nul doute qu’aucun fanatique d’Ansar Dine, Daech, Boko Haram ou d’Al Qaïda d’ici ou là, ni aucun taliban n’a jamais vu l’exposition itinérante “1001 sciences, l’héritage de la civilisation musulmane”, qui retrace cette période de onze siècles (VII-XVIIIe) où les autorités musulmanes, de l’Espagne à la Chine, étaient les amies de la culture, de la civilisation et de la science. Il n’a jamais existé, l’âge d’or obscurantiste auquel se réfèrent ces égarés, qui vident l’islam de sa spiritualité et réduisent le Coran à un mini-kit «halal/haram» de lois à respecter, au mépris de sa civilisation et de son histoire.

« Dans l’Orient proche et lointain, une guerre, violente et sourde à la fois, se déroule sous les yeux d’un Occident frappé de cécité. Une idéologie nouvelle, quoique âgée de deux siècles et demi, monte en puissance et tend désormais à s’imposer comme la nouvelle orthodoxie musulmane, le wahhabisme. Un rigorisme radical qui entend se substituer à l’Islam traditionnel sous couvert d’un retour à la pureté originelle de la révélation coranique. »

Les « Égarés » de Jean-Michel Vernochet, 2014

Le wahhabisme sous ses différentes facettes (Frères musulmans, prédication salafiste, djihadisme sanguinaire, talibans…) est en train de s’abattre sur la civilisation musulmane, comme les invasions barbares se sont abattues sur l’empire romain. Toutes ces destructions ne sont pas le fait d’abrutis qui n’y connaissent rien, dans un contexte de guerre, mais au contraire le fait de gens qui rejettent toute l’histoire musulmane pour revenir à une origine mythique d’avant le culte des morts, des saints et des anges et d’avant la Maison de la Sagesse des Abbassides, les conduisant à un gigantesque autodafé qui ne date pas d’aujourd’hui : les exactions de leurs prédécesseurs en 1803 puis dans les années 1920 à coups de pioche à la Mecque même n’auront pas servi de leçon aux monarchies du pétrole.

Pour cette raison, il ne s’agit pas d’un conflit de civilisations. Les fanatiques en ont autant après la civilisation occidentale que bouddhique ou sahélienne, qu’après la civilisation islamique elle même. C’est une guerre entre les civilisations d’une part et la barbarie de l’autre.

Il y a cependant un contraste accablant en Occident, entre la condamnation unanime des forfaits culturels des extrémistes en Orient (qui s’ajoutent aux massacres humains), et la lente décrépitude dans laquelle la culture s’enfonce pour cause d’austérité budgétaire. Qu’on pense à la situation des bibliothèques anglaises qui retournent au bénévolat, à celle des BU françaises qui n’ont plus de quoi s’acheter les accès électroniques au revues scientifiques, à la bibliothèque de Toronto qui achète ses livres d’occasion à cause des restrictions budgétaires. Nous nous disons les champions de la culture, de la civilisation et de la science, mais c’est toujours elles qu’on prend comme variables d’ajustement à la moindre difficulté. Il suffit d’observer la cartocrise qui circule actuellement sur les réseaux, qui recense les festivals annulés, les structures et associations supprimées

Voir en plein écran

En France, la culture est victime d’une décentralisation déséquilibrée :

Il est important d’alerter sur la baisse des dotations culturelles qui sont toujours les premières à être touchées et à ne pas être considérées comme majeures dans le développement humain […] La culture n’est plus considérée comme un pilier sur lequel il faut s’appuyer.

Peut-on sauver les politiques culturelles? La Lettre du cadre territorial, 19 mars 2015

Il ne faut jamais croire que tout est acquis pour toujours, là bas comme ici.

Pour aller plus loin :

Existe-t-il un humanisme arabe? Institut du monde arabe, rendez-vous de l’Histoire du monde arabe 5 – 7 juin 2015
Présentation de l’ »Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen« , qui a pour ambition de décliner les diverses modalités qu’a revêtues cet humanisme en contexte grec, chrétien, arabo-islamique, juif…

L’Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen est accessible en ligne :

Page d’accueil de l’Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen (cliquez pour y accéder)

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3 commentaires sur “Le plus grand autodafé de l’histoire?”

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